Histoire et Droit

Chapitre 1: La prise du Nassau

Porté par les vagues, le Terre-Neuvier filait à bonne allure en direction de la côte et de Saint-Malo. L’équipage de la Marie-Caroline s’affairait joyeusement sur le pont et Yann Kermeur était contaminé par cette impatience d’accoster et de mettre pied à terre.

La partie avait été bonne. Non seulement la pêche avait été excellente, les eaux de l’Île Royale abondant en poissons, mais la Marie-Caroline avait fait une belle prise sur le chemin du retour. Le Nassau, un ventripotent anglais chargé de beurre et de harengs s’était laissé aborder sans coup férir.

Yann se félicitait d’avoir eu l’oreille du sieur de la Briantais, qui avait augmenté l’armement de la Marie-Caroline en raison de la guerre.

Yann commandait ainsi un bateau de 200 tonneaux et de 125 membres possédant 20 canons dont 14 de 4 livres. De surcroît, Yann pouvait se fier à son équipage, composé essentiellement d’hommes du pays de Saint-Malo, et qui avait trouvé son utilité des 75 fusils, 20 haches d’armes et autant de sabres embarqués grâce aux bons soins de l’armateur.

Tout en suivant du regard le vol d’un goéland, Yann songeait au prochain entretien qu’il allait avoir avec Monsieur de la Briantais. La prise du navire anglais lui avait ouvert de nouvelles perspectives. Outre la part de pêche lui revenant, la liquidation future de la prise du Nassau l’incitait à investir et à armer un navire exclusivement pour la course.

Yann se voyait bien devenir capitaine-armateur, mais pour cela il aurait besoin d’associés de confiance tels que Michel Picot de la Briantais.

Et en cette période troublée de 1745, les profits pouvaient être mirifiques si on savait choisir ses eaux et ses proies.

Yann fut interrompu dans ses songes par les cris de la vigie : le navire doublait la pointe du grouin et Saint-Malo était en vue.

L’heure des comptes approchait !!!

Le point de vue du Notaire

De tout temps et particulièrement lors des périodes de guerre maritime, l’activité corsaire et la grande pêche ont été liés. Certains armateurs de la pêche morutière se reconvertissaient ainsi dans l’armement corsaire en mobilisant leurs moyens matériels, financiers et humains.

Ils pouvaient en effet être attiré par la « culture du risque » qui caractérisait la course et l’espoir d’un enrichissement rapide d’une grosse prise.

Mais cette entreprise de la course était coûteuse et demandait d’importants financements qu’ils viennent d’investisseurs malouins, situés à Paris ou à la Cour. Elle utilisait en outre des mécanismes juridiques modernes tels que le fractionnement de capital en actions et l’utilisation de sociétés en commandite par actions.

Deux types d’armement pouvaient être distingués : la course proprement dite et l’armement en guerre et marchandise.

Nous reviendrons sur la course lors d’un prochain chapitre pour nous attarder sur les spécificités de l’armement en guerre et marchandise.

Contrairement à l’armement en guerre qui a pour but de courir sus à l’ennemi, l’armement en guerre et marchandise a pour but principal « de mener à bien l’opération commerciale pour laquelle ils étaient armés, mais si, sur leur route, ils rencontraient des bâtiments ennemis ils pouvaient les attaquer et les capturer valablement ».

A l’opposé du système anglais, l’ordonnance de la Marine de 1681 et l’ordonnance pour les armées navales et arsenaux de marine ne font aucune distinction entre les deux types d’armement.

Ainsi, dans les deux cas « que le vaisseau soit armé entièrement en guerre, ou tout à la fois en guerre et marchandise, il faut également une commission de l’Amiral, au moins à effet de légitimer les prises qui pourraient être faites par ce vaisseau ».

Ainsi si Yann Kermeur et la Marie-Caroline étaient armés simplement en marchandise, «ce qui en résultera seulement, c’est que cette prise ne sera pas au profit de l’armateur ni de l’équipage; elle demeurera acquise par droit de confiscation au Souverain ou à celui à qui il a cédé en cette partie ce droit de confiscation, c’est à dire à l’Amiral […] Et la raison pour laquelle l’armateur, sans commission en guerre, n’a aucune part dans les prises qu’il fait, c’est qu’il a négligé les formalités dont l’observation est essentielle, pour l’autoriser à s’emparer des effets des ennemis».

Fort heureusement pour eux, Yann et son armateur s’étaient tournés vers leur notaire et n’avaient pas négligé l’obtention de cette commission qui leur permettait non seulement de se défendre en toute légalité, mais aussi d’espérer des bénéfices supplémentaires.

Malgré cette commission, il pouvait arriver qu’on assistât à des disparités, notamment dans la répartition des gains lors d’une liquidation de prise.

Cet aléa résulta d’un arrêt prononcé par le Parlement de Bordeaux en date du 06 février 1714 qui permit à certains armateurs d’augmenter leurs revenus au détriment de l’équipage.

Cet arrêt décide qu’un équipage armé en guerre et marchandise n’obtient que le dixième des gains au lieu du tiers versé pour les équipages de navires armés pour la course... Quel avantage pour les armateurs de recevoir neuf dixième en lieu et place des deux tiers légaux !!!

Ce qui contrevient à l’esprit de l’article XXXIII du titre des prises de l’ordonnance de 1681 : « s’il n’y a eu aucun contrat de société, les deux tiers appartiendront à ceux qui auront fournis le vaisseau avec les munitions, armement et victuailles, et l’autre aux officiers, matelots et soldats ».

Ainsi des armateurs bordelais se prévalurent de cette décision en 1758 lors d’une prise de plus de 800.000 livres. Le capitaine et le commissaire ordonnateur de la Marine représentant l’équipage écrivirent au secrétaire d’État à la Marine pour la contester.

Un arrêt du Conseil d’État en date du 10 janvier 1759 disposa finalement : «il en sera usé pour le partage des prises ou rançons qui pourraient être faites par lesdits navires comme par le passé, s’il n’y a stipulation ou convention dans l’engagement fait entre les armateurs et les équipages ». Cette imprécision créa un flou juridique et de profonds désaccords selon les intérêts et la bonne foi de chacun.

Fort heureusement Yann Kermeur et Monsieur de la Briantais étaient de bonne volonté, comme tout malouin qui se respecte, et avaient conclu convention devant notaire. Yann savait que lui-même et son équipage recevraient le tiers de la prise.

Moralité :

Si vous êtes armateur ou capitaine, que vous envisagez de vous armer en guerre et marchandise, faites comme Yann et consultez votre notaire qui vous conseillera et établira une convention.

Sources:

  • Grande Ordonnance de la marine du mois d’août 1681
  • Les Corsaires de Granville de Michel AUMONT, Presses Universitaires de Rennes
  • Nouveau commentaire sur l’Ordonnance de la marine du mois d’août 1681 par René-Josué VALIN (1766-1786).
  • Les Passagers du Vent de François BOURGEON, Glénat

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